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Revue de presse

« L'Arc de Triomphe empaqueté » ou l'adieu de Christo à Paris

Publié le 03/09/2021 dans revue de presse

Le 18 septembre, tout le monde pourra toucher. Effleurer ou palper la toile argentée, tramée de bleu, texture râpeuse et apparence métallique, qui recouvrira l'Arc de Triomphe. De chacune des douze avenues débouchant sur la place de l'Etoile, à Paris, on pourra aussi porter un nouveau regard sur l'édifice historique, dont l'empaquetage sera cerclé de cordes rouges, ainsi que l'avait voulu Christo. « Ce ne sera pas une oeuvre architecturale normale mais un objet vivant qui ne cessera de se mouvoir », expliquait l'artiste deux mois avant son décès le 31 mai 2020 à New York (1). Bâti sur une colline et haut de 50 mètres, l'Arc de Triomphe est balayé par les vents. « C'est là que réside l'incroyable plaisir. Le tissu peut traduire le vent. On peut voir le vent ! », poursuivait-il.

Prouesse technique et sensations brutes
 
Avant cela, il ne faudra pas moins de 50 cordistes pour déployer la toile à partir de rouleaux de huit mètres de large pesant plus d'une tonne en descendant en rappel du sommet du monument. « L'Arc de Triomphe empaqueté » sera, à l'instar de la plupart des oeuvres de Christo et de son épouse Jeanne-Claude, temporaire et spectaculaire, l'alliance d'une prouesse technique et de sensations brutes, visuelles et tactiles, ressenties par les passants et visiteurs.
 
Sur le chantier de « L'Arc de Triomphe empaqueté », le 18 août 2021. L'oeuvre sera visible du 18 septembre au 3 octobre.© Léa Crespi pour « Les Echos Week-End ».
 
« Christo aimait beaucoup que les gens touchent. C'est la vraie vie », confie son neveu Vladimir Yavachev, bras droit de l'artiste depuis le décès de Jeanne-Claude en 2009. Car ce projet est aussi un héritage : « Christo m'avait demandé de lui promettre de finir le travail et je le lui ai promis. » Comme Jeanne-Claude avant lui, Vladimir ne prenait jamais le même avion que son oncle afin d'être certain « que si l'un de nous disparaissait, l'autre pourrait continuer », nous explique-t-il encore, installé pour quelques minutes (d'habitude il court partout) dans le QG de l'équipe, au dernier étage sous les combles d'un immeuble de l'avenue de la Grande-Armée avec vue sur l'Arc de Triomphe.
 
Vladimir Yavachev, neveu de Christo, et son bras droit depuis 2009, supervise la réalisation de « L'Arc de Triomphe empaqueté ».© Léa Crespi pour « Les Echos Week-End »
 
On ne sait s'il faut établir un parallèle entre ce lieu et le premier logement de Christo à Paris, rue Quentin-Bauchart : arrivé dans la capitale en 1958, le jeune étudiant en art qui avait fui seul la Bulgarie communiste logeait dans une chambre de bonne dont la lucarne donnait sur l'Arc de Triomphe et une myriade de toits en zinc ou en ardoise. Une vue qui l'a longtemps inspirée.

Hormis la référence aux couleurs du drapeau français (tissu bleuté, blanc du ciel et cordes rouges), Christo voulait que la teinte de la toile « recrée ce sentiment de permanente surprise qu'on expérimente en regardant les toits de Paris » (2). « Leurs reflets vont du plus profond gris de plomb au bleu cobalt le plus intense, en passant par du bleu Della Robbia et un glorieux et scintillant gris argent. C'est quelque chose que l'on ne peut trouver dans aucune autre ville au monde », confiait-il. Il a eu le temps de choisir la toile et bien d'autres choses lors des essais sur maquette géante organisés, d'octobre à décembre 2019, sur le site des Charpentiers de Paris à Bagneux.

L'installation en chiffres
 
16 jours de présentation.
14 millions d'euros de budget autofinancé.
25.000 m2 de toile sur laquelle a été pulvérisé 1 kg d'aluminium.
3.000 mètres de cordes.
312 tonnes de structure en acier.
1.000 personnes mobilisées pour l'installation et l'exposition de l'oeuvre.
Deux mois de montage et cinq semaines de démontage.
 
Pour l'occasion, une reproduction du haut de l'Arc de Triomphe à échelle ½ (imaginez la taille de la maquette !) avait été construite et soumise à une intense soufflerie afin de reconstituer l'effet du vent, tester la résistance de la structure qui protège l'Arc et l'effet visuel de l'empaquetage. « Il était très précis sur l'aspect visuel », souligne Vladimir. C'est là aussi qu'a été choisie la qualité de la corde, la nature des noeuds (en fonction de leur résistance et du drapé produit). Christo a alors réduit le nombre de cordes verticales de 19 à 12. Comme souvent, il voulait que son empaquetage épure les lignes du monument, souligne sa structure.
 
Christo et Jeanne-Claude à New York, en 2004.© Wolfgang Volz/2004 Fondation Christo et Jeanne-Claude.
 
Retour aux sources du bâtiment, retour aux sources de la vie de l'artiste… Finir là où tout a commencé. « C'est à Paris [entre 1958 et 1964] que tout s'est joué, cristallisé sur le plan artistique et privé », assure Laure Martin, qui préside le projet Arc de Triomphe et a connu Christo et Jeanne-Claude dans les années 1980. Ils étaient nés le même jour, le 13 juin 1935, lui à Gabrovo, elle à Casablanca, et se sont définis comme des « nomades » toute leur vie. Ils se sont rencontrés à Paris en 1958 : à 23 ans, le réfugié bulgare gagnait chichement sa vie en peignant des portraits de gens aisés ; elle était la fille adoptive d'un général, compagnon de la Libération et directeur de Polytechnique. « J'avais de l'argent mais il ne m'avait jamais servi à faire des choses passionnantes, alors que Christo, sans argent, pouvait me donner une vie passionnante », raconta Jeanne-Claude des années plus tard (3). 
 
Des oeuvres signées à deux
 
Pour lui, elle divorça d'un beau parti et s'installa dans une chambrette… Une histoire romanesque où l'amour a donné naissance non seulement à un fils (Cyril) mais aussi à une oeuvre artistique. Elle s'est mise au service de ses rêves et en a conçu aussi, ils ont tout réalisé ensemble et se sont mis à signer leurs installations à deux en 1995 (avec effet rétroactif). « Nos oeuvres sont une perturbation dans l'espace », disait Jeanne-Claude.
 
« Le Rideau de fer », rue Visconti à Paris, en 1962.© Jean-Dominique Lajoux/1962 Christo and Jeanne-Claude Foundation
 
C'est à Paris que Christo a implanté, en 1962, sans autorisation officielle, sa première réalisation temporaire en extérieur : un empilement de fûts métalliques barrant la rue Visconti et baptisé « Le Rideau de fer », en réaction à l'édification du mur de Berlin. C'est aussi de ces années parisiennes que date l'idée d'empaqueter le Pont-Neuf (ce fut fait en 1985) et l'Arc de Triomphe. Ce dernier projet leur paraissait tellement utopique qu'entre 1962 (date du premier photomontage de l'empaquetage de l'Arc) et 2017, ils n'ont entrepris aucune démarche pour le réaliser.
 
Des projets montés sur des décennies
 
Le couple avait coutume d'expliquer que l'oeuvre n'était pas l'objet final mais « tout le chemin de l'idée initiale à sa réalisation », souligne Laure Martin. Tant mieux car la plupart de leurs projets ont mis des décennies à être montés, le temps de convaincre toutes les autorités de les laisser « emprunter » un monument ou un espace public : dix ans pour le Pont-Neuf, vingt-quatre ans pour le Reichstag… En comparaison, l'Arc de Triomphe empaqueté est allé très vite puisqu'il ne s'est écoulé que deux ans entre le début du lobbying et le feu vert d'Emmanuel Macron en 2019. C'était compter sans la nidification des faucons crécelles puis le Covid qui reportèrent de dix-huit mois l'installation et empêchèrent Christo de la voir.
 
Les sculptures de l'Arc de Triomphe ont été protégées par des cages métalliques.© Léa Crespi pour « Les Echos Week-End »
 
Il n'a pas assisté à la fixation des cages métalliques qui protègent les sculptures, pas plus qu'il n'a vu la pose de l'échafaudage sous la grande voûte. Du travail d'artiste réalisé par des ingénieurs du bureau d'études allemand SBP et les Charpentiers de Paris. Imaginez une structure métallique composée de cinq arcs de cercle : ils sont assemblés au sol, hissés en un seul tenant vers la voûte par deux grues et guidés par des ouvriers installés sur des nacelles. Pour passer les petites corniches sans les casser, les extrémités de la structure sont rétractables. Quand elles sont redéployées, elles se posent sur des cales en bois prévues pour éviter tout contact entre le métal et la pierre… à cinq centimètres de la voûte (on admire la justesse des calculs et la précision du levage).
 
Une structure métallique, calculée au plus juste, permet de supporter la toile et de protéger la pierre.© Léa Crespi pour « Les Echos Week-End »
 
« C'était le plus gros défi technique », souligne Vladimir Yavachev. Une pause et il ajoute : « Mais le plus difficile pour moi est que Christo n'est pas là. Pas seulement pour l'aspect pratique. Je sais qu'il aurait été passionné par l'étape de l'installation, il aurait été excité comme un petit enfant. »
 
Un seul message, la liberté
 
Peut-être aurait-il ri de joie comme lorsqu'il a foulé pour la première fois ses ponts flottants posés sur le lac d'Iseo en 2016. Dans le documentaire consacré à cette oeuvre, « Marcher sur l'eau » , on voit aussi Christo se disputer constamment avec son neveu sur le rendu esthétique des choix techniques (4) « Cela faisait partie de lui. Il se disputait avec Jeanne-Claude, avec moi, avec beaucoup de gens et nous lui répondions. Il aimait le débat, la dispute, cela faisait progresser sa réflexion. »

« The Floating Piers », sur le lac d'Iséo, en Italie, en 2016.© Wolfgang Volz/2016 Fondation Christo et Jeanne-Claude.

Christo et Jeanne-Claude n'ont (presque) jamais voulu charger leurs oeuvres d'un message, si ce n'est la liberté. Celle qui dit que toute interprétation est légitime et conduit des inconnus à débattre d'art au coin d'une rue. Celle qui les a amenés à toujours refuser subventions publiques ou sponsors privés : « Parce que les oeuvres sont liées à la liberté, personne ne peut les acheter, personne ne peut les posséder », insistait Christo. 
 
Les oeuvres non, mais leurs travaux préparatoires si. Chaque installation a été autofinancée par la vente de ses dessins, collages et photomontages préliminaires - « J'utilise le capitalisme », souriait-il.

Le projet de l'Arc de Triomphe dessiné par Christo en 2018. L'artiste finançait ses projets en vendant ses dessins préparatoires.© André Grossmann/Property of the Estate of Christo V. Javacheff/2018 Fondation Christo et Jeanne-Claude.

L'installation elle-même devait être accessible à tous gratuitement. On avait cru déceler une exception avec le projet Arc de Triomphe : ceux qui voudront monter sur le toit et fouler la toile argentée devront s'acquitter d'un billet d'entrée. Alors ? Vladimir nous lance un regard noir : « Non, il n'y a pas d'exception. Aujourd'hui, les gens paient déjà pour monter au sommet de l'Arc de Triomphe donc rien ne change. » Christo ne voulait pas « priver de revenus le Centre des monuments nationaux », gestionnaire de l'Arc, à qui il a d'ailleurs cédé les droits sur les produits dérivés. 
 
La flamme du Soldat inconnu rallumée chaque jour
 
Il voulait aussi « embarquer dans le projet tout ce qui lui préexiste ». Ainsi en va-t-il de la tombe du Soldat inconnu (qui ne sera pas recouverte) et de la flamme, ravivée chaque jour dans le silence (le chantier s'arrête pour la cérémonie). Affaire de cohabitation et d'acceptation réciproque.

Le projet du « Mastaba d'Abu Dhabi » dessiné par Christo en 1977.© Eeva-Inkeri/Property of the Estate of Christo V. Javacheff/1977 Fondation Christo et Jeanne-Claude.
 
Une dernière mission à accomplir
 
Ne dites pas à Vladimir Yavachev qu'il y a passage de relais entre son oncle et lui. « Sûrement pas ! Christo était un artiste, moi pas. Je ne fais qu'exécuter ce qu'il avait conçu. » Après l'Arc de Triomphe empaqueté, il lui restera une dernière mission : construire le Mastaba d'Abu Dhabi, une immense pyramide tronquée (plus large que celle de Gizeh) composée de 410.000 barils de pétrole aux couleurs du désert. Ce serait le dernier projet - pérenne celui-là - de Christo et Jeanne-Claude. Mais les autorités émiraties refusent de l'autoriser sur le site choisi par les artistes, proche de la frontière saoudienne. 
 
Saura-t-il les convaincre ? « Et pourquoi pas ? » réplique-t-il fort sérieusement. « L'Arc de Triomphe empaqueté a mis soixante ans à se concrétiser, l'idée du Mastaba a démarré en 1977, il nous reste encore quinze ans. » Alors cet immense gaillard brun de 48 ans éclate de rire… comme son oncle avant lui.
 
(1) Entretien avec l'artiste Sabine Mirlesse, mars 2020.
(2) Témoignage de Lorenza Giovanelli, directrice du Studio Christo et Jeanne-Claude.
(3) Dans le documentaire « Christo in Paris », Maysles Films, 1990.
(4) « Marcher sur l'eau », par Andrey M Paounov, Dissidenz Films, sortie en salle le 15 septembre prochain.
 
« Parasol Bridge » ou « The Umbrellas », au Japon, en 1991. Une oeuvre conçue comme un diptyque dont l'autre partie se situe en Californie.© Wolfgang Volz/1991 Christo and Jeanne-Claude Foundation
 
Vladimir Yavachev, la passion en héritage
 
Il a fallu une dose d'aveuglement des services de l'immigration pour que Christo Javacheff et Vladimir Yavachev soient affublés d' un nom de famille orthographié différemment. Vladimir est le fils du grand frère de Christo. Il a quitté la Bulgarie, comme son oncle, à trente-cinq ans d'écart. « Quand vous avez 17 ans lors de la chute du mur de Berlin et que vous avez la chance de pouvoir aller à New York, vous la prenez », sourit-il. Christo et Jeanne-Claude l'ont fait venir et inscrit à l'université, section cinéma. « J'ai même produit un film, mais je n'ai jamais rien connu d'aussi passionnant et unique que leurs projets à eux. » De tous depuis trente ans, il est le directeur de l'Arc de Triomphe empaqueté, c'est-à-dire qu'il veille à tout. Tout entier concentré sur l'installation - « le plaisir, c'est de faire » -, il n'a pas envie de parler d'émotion. « On n'explique pas une émotion, on l'a, tout simplement. »
 
03/09/2021